Les limites de la liberté testamentaire au Canada : la Charte

Quelles sont les limites de la liberté testamentaire au Canada? La liberté testamentaire est un droit fondamental en droit privé des successions, mais elle n’est pas entièrement absolue. Dans une affaire récente, la cour a envisagé d’élargir le droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte canadienne à l’autonomie testamentaire.

Introduction

Malgré l’adage commun « le testateur est roi », certains droits juridiques compensatoires peuvent imposer des limites à l’autonomie testamentaire. La première partie traite des testaments qui se voient refuser l’homologation parce qu’ils contreviennent à l’ordre public contre l’illégalité et l’immoralité. Cependant, dans ces cas, les juges annulent les testaments des testateurs individuels dans le domaine du droit privé. Demandez-vous alors si, plutôt que des testaments, des dispositions législatives entières sont déclarées nulles pour cause d’inconstitutionnalité. L’affaire Lawsen Estate c. Nova Scotia (Procureur général) soulève la question de savoir si le droit à l’autonomie testamentaire a un foyer en vertu de l’article 7 de notre Charte , du droit à la liberté et de l’alinéa 2a), de la liberté de conscience et de religion. Lorsque le gouvernement légifère, il doit le faire conformément aux principes de la Charte des droits et libertés. Alors, qu’est-ce que cela signifie pour la loi des volontés?

Succession Lawsen c. Nouvelle-Écosse (Procureur général) : Contexte

Dans Lawen Estate v. Nova Scotia (Attorney General), 2019 NSSC 162, le testateur, Jack Lawen, possédait plusieurs immeubles locatifs rentables à Halifax. Il eut trois filles, Catherine, Samia et Mary, et un fils, Michael. Jack a fait un testament en 2009 laissant 50 000 $ à ses deux premières filles et le reliquat de sa succession à son fils. (Le jugement ne demandait pas pourquoi Jack n’avait laissé aucune partie de sa succession à sa troisième fille ni le montant du reliquat de sa succession.) Jack est décédé en 2016 et son testament a été homologué. Ses trois filles ont contesté le testament, soutenant qu’il ne prévoyait pas de dispositions adéquates pour elles en vertu de la Nova Scotia Testators' Family Maintenance Act (« TFMA »).

En réponse, le fils et le frère de Jack, son exécuteur testamentaire désigné, ont intenté une action en vue de faire déclarer inconstitutionnels les alinéas 2b) et 3(1) de la Nova Scotia Testators' Family Maintenance Act (« TFMA ») au motif qu’ils violaient soit l’alinéa 2a) de la liberté de conscience et de religion, soit le droit à la liberté garanti par l’article 7 conformément aux principes de justice fondamentale de la Charte. Les demandeurs ont soutenu que les dispositions contestées donnaient aux juges le pouvoir discrétionnaire de passer outre aux intentions d’un testateur en permettant des demandes d’enfants adultes non à charge.

Le paragraphe 3(1) de la TFMA permettait à un juge de rendre une ordonnance de « pension alimentaire adéquate » pour une personne à charge lorsqu’un testateur ne l’a pas fait dans son testament. L’article 2 de la TFMA définit « enfant » et « personne à charge », prévoyant ce qui suit :

2 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

            a) « enfant » S’entend notamment d’un enfant :

                        (i) légalement adopté par le testateur,

                        (ii) du testateur qui n’est pas né à la date de son décès,

                        (iii) dont le testateur est le parent naturel;

            b) « personne à charge » : la veuve ou le veuf ou l’enfant d’un testateur...

Au sens de la TFMA, une « personne à charge » ne serait pas tenue de démontrer qu’elle a une dépendance ou un besoin financier réel. Tout enfant, veuve ou veuf d’un testateur pourrait plutôt être admissible à cet allègement.

Obligations morales du testateur

Dans sa décision, la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a d’abord examiné l'« obligation morale » de common law de prendre des dispositions testamentaires pour les personnes à charge. En 1994, la Cour suprême a examiné une disposition essentiellement similaire de la Colombie-Britannique à la TFMA de la Nouvelle-Écosse, contenue dans la Wills Variations Act. Dans l’arrêt Tataryn c. Tataryn Estate, 1994 CanLII 51 (CSC), [1994] 2 RCS 807, la Cour a évalué deux objectifs concurrents de la Loi, soit « améliorer [...] les conditions sociales de la province » en prenant « des dispositions adéquates, justes et équitables pour les conjoints et les enfants des testateurs » et en protégeant l’autonomie testamentaire. Toutefois, la Loi limitait ce dernier droit en exigeant que les testateurs subviennent aux besoins de leur conjoint et de leurs enfants de manière adéquate et équitable « dans les circonstances ».

La Cour n’a pas discuté des principes de la Charte dans l’arrêt Tataryn. Cependant, elle a mis en évidence des analyses préliminaires des droits à l’autonomie sur sa propriété et des préoccupations en matière d’égalité des sexes, ces dernières étant le résultat direct du lobbying des organisations de femmes. Dans l’arrêt Tataryn, cependant, la Cour a établi une distinction entre les normes « morales » et « juridiques » qui dictent une disposition « adéquate, juste et équitable » par un testateur. En fin de compte, la Cour a fermement encadré la loi sur l’allègement des personnes à charge comme une obligation morale : il n’est pas nécessaire d’avoir une dépendance financière réelle ou une obligation légale explicite de pensions alimentaires. Selon la Cour, l’allègement des personnes à charge devrait être envisagé dans le contexte de la succession d’un testateur et des avantages d’intérêt public d’une telle loi.

En revanche, la Loi sur l’aide aux personnes à charge du Manitoba exige qu’une « personne à charge » démontre qu’elle dépend financièrement d’un testateur. Ironiquement, sa définition est beaucoup plus large que celle que l’on trouve dans la TFMA; Il comprend les conjoints, les ex-conjoints qui continuent de soutenir financièrement le testateur au moment de leur décès, les conjoints de fait, les enfants et tous les autres descendants, les parents et les frères et sœurs qui étaient essentiellement à la charge du testateur avant leur décès. La Cour a ensuite comparé la TFMA de la Nouvelle-Écosse à toutes les autres lois provinciales sur les testaments. Elle a conclu que, bien que la plupart des autres administrations canadiennes aient modifié leur législation pour restreindre la catégorie de demandeurs potentiels qui pourraient être admissibles à l’allègement des personnes à charge en excluant les enfants adultes qui ne sont pas à la charge du testateur, la Nouvelle-Écosse ne l’avait pas fait. De plus, dans le cadre d’une décision de principe, le parlement provincial avait fait valoir plusieurs avantages à permettre aux enfants adultes non à charge de demander un allègement s’ils avaient été privés d’un héritage prévu.

Autonomie testamentaire

Dans l’arrêt Tataryn Estate, la Cour a fait remarquer que la loi sur l’allègement des personnes à charge est fondamentalement en contradiction avec l’autonomie testamentaire. Comme nous l’avons vu dans la partie I, la Cour a également récemment affirmé l’importance de l’autonomie testamentaire au sein de la common law dans l’affaire Spence c. BMO Trust Company, 2016 ONCA 196. Dans l’affaire Lawsen Estate, la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse s’est ensuite penchée sur la question de savoir si ce droit était protégé par la Charte, une première pour une cour provinciale supérieure ou fédérale.

Section 7 : Liberté conforme aux principes de justice fondamentale

La Cour a confirmé l’élargissement jurisprudentiel du droit à la liberté au-delà de la « simple privation de contrainte physique » dans l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Commission des droits de la personne), 2000 CSC 44. Plus d’une décennie auparavant, dans l’arrêt R. c. Morgentaler, 1988 CanLII 90 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 30, le juge Wilson, dans la minorité, a soutenu que le droit à la liberté est « enraciné dans les notions fondamentales de dignité humaine, d’autonomie personnelle, de vie privée et de choix dans les décisions concernant l’être fondamental d’une personne ». Dans l’arrêt Gosselin c Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, les juges majoritaires ont confirmé que l’article 7 ne devait pas être interprété comme « gelé, ou son contenu comme ayant été défini de manière exhaustive dans des affaires antérieures ».

Dans l’arrêt Lawsen, les demandeurs ont fait valoir que la liberté testamentaire déclenchait la protection de l’article en raison de sa nature décisionnelle « intrinsèquement privée », exempte d’ingérence de l’État. Le procureur général a soutenu que l’article 7 de la Charte, contrairement à la Déclaration des droits, ne protège pas les droits économiques. Toutefois, la Cour a conclu que l’autonomie testamentaire n’est « pas nécessairement une question purement économique ou patrimoniale » et qu’elle pourrait atteindre le « niveau de choix personnel fondamental du type envisagé dans la jurisprudence en vertu de l’article 7 ». La Cour a également conclu que, conformément au précédent établi dans Canada (Procureur général) c Bedford, [2013] 3 RCS 1101, 2013 CSC 72, si une violation du droit à la liberté garanti par l’article 7 est conclue, elle n’est naturellement pas conforme aux principes de justice fondamentale.

Alinéa 2a) : Liberté de conscience et de religion

La Cour a ensuite examiné si la TFMA violait l’alinéa 2a) de la Charte , la liberté de conscience et de religion. Les demandeurs ont soutenu que l’alinéa 2a) ne se limite pas aux pratiques et aux croyances religieuses, mais qu’il s’étend aux « systèmes de croyances et de moralité non théistes ». Ils ont fait valoir que la TFMA empiétait sur « les croyances profondément personnelles qui régissent la perception que l’on a de soi et les choix moraux que l’on fait ».

La Cour s’est penchée sur la question de savoir si la « liberté de conscience et de religion » constituait un concept unifié ou deux concepts distincts. Dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 RCS 295, la Cour a statué que la liberté de conscience et de religion forment « un seul concept intégré » lié aux tentatives de l’État « de contraindre une croyance ou une pratique – comme contraindre les femmes enceintes à mener une grossesse à terme en se fondant sur des croyances religieuses ». Par conséquent, la Cour a statué dans l’arrêt Lawsen que la protection prévue à l’alinéa 2a) s’étend à la non-croyance, mais pas à « toute décision qu’une personne peut prendre qui met en cause sa conscience, au sens du sentiment intime de justice d’une personne ». Par conséquent, la Cour a conclu que la TFMA n’avait pas violé l’alinéa 2a) de la Charte.

Section 1 : Limites raisonnables aux libertés garanties par la Charte

Après avoir conclu que la TFMA avait violé l’article 7 de la Charte, la Cour s’est ensuite penchée sur le critère de l’arrêt Oakes de l’article 1 pour déterminer si la violation était raisonnable. Le critère de l’arrêt Oakes comprend deux éléments initiaux : une limite raisonnable et justifiée doit avoir un objectif urgent et réel; et il doit y avoir proportionnalité entre l’objectif et les moyens utilisés pour l’atteindre.

Le deuxième volet du critère est divisé en trois éléments : il doit y avoir un lien rationnel entre la limite et l’objectif; la limite doit porter une atteinte minimale au droit garanti par la Charte ; et il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables et bénéfiques de la loi contestée. La Cour a également noté que les violations de l’article 7 sont particulièrement difficiles à justifier en vertu de l’article 1.

Premièrement, la Cour a conclu que le procureur général n’avait pas identifié d'« objectif urgent et réel » qui justifierait la violation de l’article 7 sur le fondement d’un enfant non à charge du « droit de propriété » d’un testateur. En revanche, la Cour a conclu qu’il existait effectivement un lien rationnel entre le droit des enfants adultes non à charge de demander une indemnisation pour personnes à charge en vertu de la Loi sur la loi et l’intention du législateur d'« imposer aux testateurs l’obligation morale de prendre des dispositions adéquates pour ces enfants ».

La Cour a ensuite conclu que, si l’objectif d’imposer une « norme morale » à la liberté testamentaire par l’entremise de la TFMA était urgent et réel, il n’y aurait aucun moyen réalisable de réduire l’atteinte au droit garanti par l’article 7 de la Charte . Toutefois, comme le procureur général n’avait pas réussi à plaider ce point, la Cour a conclu que la question de la loi résidait dans son objectif et non dans son application. Enfin, à l’étape de la proportionnalité, la Cour a conclu que, puisque le procureur général ne pouvait pas invoquer l’existence d’un objectif urgent et réel de la disposition de redressement pour personne à charge, celle-ci n’a pas été satisfaite à la première étape du critère de l’arrêt Oakes et ne pouvait pas être sauvegardée en vertu de l’article 1 de la Charte.

En conclusion

Après avoir conclu que la disposition contestée de la TFMA violait indûment l’article 7 de la Charte, la Cour a ensuite interprété la disposition de redressement de la personne à charge, conformément à l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, la rendant inefficace. Le juge ne doit pas interpréter la définition de « personne à charge » dans la Loi sur les enfants adultes non à charge. Il n’est pas clair si le gouvernement provincial interjettera appel de cette décision.

La décision de la Cour dans l’affaire Lawsen a eu des répercussions importantes sur les testaments en Nouvelle-Écosse et aura probablement un pouvoir de persuasion sur les décisions jurisprudentielles dans toutes les provinces. Toutefois, la Cour n’a pas discuté de l’utilisation des fiducies non testamentaires dans son jugement. Pour cette raison, les testateurs peuvent toujours avoir recours à des fiducies pour éviter l’application de la LMTT, qui ne s’applique qu’aux actifs transmis par le biais de documents testamentaires.

À retenir

Lawsen est une décision récente influente pour son élargissement radical des protections de l’article 7. Les testateurs et les héritiers peuvent maintenant invoquer une interprétation plus absolue du droit à l’autonomie testamentaire. L’article 7 de la Charte n’a historiquement pas protégé les intérêts économiques ou de propriété. Cependant, dans l’arrêt Lawsen, la Cour réinterprète la liberté testamentaire sous le champ du « choix personnel fondamental » et de la « vie privée décisionnelle », l’élevant au même rang que les choix médicaux, comme l’avortement et l’intégrité corporelle.

Quels autres intérêts garantis par la Charte pourraient être invoqués dans de futurs différends successoraux? Lawsen a peut-être ouvert la porte à de nouveaux arguments créatifs, comme une loi qui pourrait ostensiblement violer les droits à l’égalité des sexes en vertu des articles 15 et 28, ou la liberté d’expression en vertu de l’alinéa 2(b). Les tribunaux peuvent être persuadés que, contrairement à la liberté de conscience, une loi qui limite indûment le droit d’expression des individus par le biais de leur volonté testamentaire est inconstitutionnelle.

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